L’orgue des Sacrés-Coeurs
Avant-propos
L’orgue que l’on nomme parfois Roi des instruments, forme un ensemble de sonorités dont les multiples possibilités d’assemblage offrent autant de couleurs différentes… Nous n’avons de cesse de les découvrir et de les apprécier.
L’orgue de la Paroisse des Sacrés-Coeurs avec ses 27 jeux, possède cette richesse sonore que les rennais apprécient depuis plus de 60 ans.
Mais, les habitants et habitués de la paroisse vous le diront, cet orgue -rennais depuis 1947- a eu précédemment une autre vie puisqu’il est né en 1910 !
Les paragraphes qui suivent ont pour but de relater des événements et des hommes qui ont façonné l’instrument ; ils sont autant d’éléments qui font la richesse historique de ce « centenaire ». Il est probable que la découverte des épisodes traversés par l’orgue des Sacrés-Coeurs pour parvenir jusqu’à nous, changera notre façon de le voir, l’écouter ou le jouer…
MERCI à …
- l’Association André-Beucler qui a bien voulu communiquer les textes d’une biographie du Marquis de Polignac éditée en 1966, ainsi que cette photo de l’orgue prise vers 1910.
- l’Association Joseph Bonnet qui nous a également fourni des informations intéressantes.
Melchior, marquis de Polignac
Pour écrire l’histoire de l’orgue des Sacrés-Coeurs, il faut bien commencer par celui qui en ordonna la construction : Melchior, marquis de Polignac
Issu d’une grande famille qui doit son nom au château de Polignac en Haute-Loire, Melchior est né à Joigny dans l’Yonne le 27 septembre 1880. Son père, Guy Melchior Jules Marie, Marquis de Polignac était à cette époque en garnison dans la région. Sa mère Louise Pommery de Nanteuil n’est autre que la fille de Madame Pommery qui fit construire en 1868 la célèbre Maison de champagne du même nom dont on admire encore aujourd’hui les caves aménagées dans des crayères.
Envoyé à 10 ans dans une institution européenne, collège de Stella Matutina, il en garda le goût pour le sport et les langues étrangères. Non seulement il parlait allemand et anglais mais très tôt il se révéla bon pianiste, violoncelliste et organiste.
Le sport et la musique ont été probablement deux grandes passions de la vie du marquis de Polignac. Son action pour le développement du sport a été considérable ; la volonté de faire découvrir la musique à ses contemporains était sans aucun doute tout aussi vivace.
Mais les domaines du sport et de la musique n’étaient pas ses seuls centres d’intérêt tant l’étendue de sa culture, le nombre de ses relations, sa capacité de travail étaient immenses. Ainsi son nom est également attaché à l’histoire de l’aviation : il participa à l’organisation à Reims du premier meeting aérien international. L’événement eu lieu du 22 au 29 août 1909, moins d’un mois après que Blériot eu traversé la Manche avec son monoplan.
La musique aurait pu grandement mobiliser les énergies du marquis car il en avait et l’envie et les capacités. Le cours de la vie en décida autrement, plus précisément la mort le 17 octobre 1901 de son père Guy -qui dirigeait alors la maison Pommery- propulsa Melchior dans le monde des affaires ; il venait tout juste d’avoir 21 ans.
La maison de la rue Andrieux
Après avoir effectué un an de service militaire, Melchior s’installa à Reims en 1902 pour y apprendre son métier de fabricant et de négociant à la Maison Pommery.
Voici ce qu’écrivit son ami André Beucler dans un ouvrage retraçant la vie du Marquis :
« Lorsqu’il était venu s’installer à Reims, Melchior de Polignac avait fait transformer la salle de billard de la rue Andrieux en salle de musique de façon à pouvoir y installer un orgue à trois claviers et trente-quatre jeux.
Deux artistes de ses amis Paul Baignères et Karbowski, surent y créer ce décor harmonieux et accueillant que devait connaître pendant dix ans, Lucien Capet, Maurice Hewitt, les frères Casadesus, l’organiste Joseph Bonnet, ainsi qu’une foule de chanteurs et de virtuoses étrangers. »
Ainsi, fort heureusement pour nous, le marquis ne renonça pas à sa passion pour la musique ! En 1910, il passa commande pour la construction de son orgue à Charles Mutin qui avait racheté la célèbre manufacture Cavaillé-Coll de l’ Avenue du Maine à Paris.
Cette salle de musique avec un orgue de 34 jeux (ou plus exactement de 34 rangs), le marquis l’a voulu non pas pour exprimer ses talents d’improvisateur (ou il se révélait étonnant nous dit André Beucler) mais plutôt pour faire partager au plus grand nombre sa passion pour la musique.
En effet, sa maison de la rue Andrieux abrita une série de soirées musicales de 1911 à 1914, la guerre ayant probablement brisé cet élan remarquable. La série de concert fut inaugurée par Lucien Capet et son quatuor à cordes.
L’orgue de salon Mutin-Cavaillé-Coll
La manufacture Mutin Cavaillé-Coll construisit de nombreux orgues de salon dont l’équipement sonore était adapté au volume de la pièce qui devait le recevoir.
Le buffet était dessiné pour s’intégrer parfaitement dans le lieu comme on peut le voir sur cette photo extraite du catalogue des orgues de salon A. Cavaillé-Coll.
En visitant les nombreux sites internet consacrés à l’orgue présents nous avons eu la chance (vers 2005) de trouver une reproduction de ce précieux catalogue ; le propriétaire a eu la bonne idée de le publier pendant quelques années.
Bonne idée pour nous en tout cas puisque l’orgue du marquis de Polignac y figure à n’en pas douter ! En effet le rapprochement de la photo ci-contre -extraite du catalogue- avec celle de la page précédente nous laisse supposer qu’elles ont été prises dans le même lieu (similitude des chaises et du parquet…).
La légende accompagnant cette photo nous apporte malgré sa concision de précieux renseignements sur les couleurs d’origine du buffet : Orgue à trois claviers et pédale séparée – Buffet moderne à trois tons de gris avec peintures décoratives (composition de M.Karbowski).
M. Karbowski est également cité par André Beucler comme celui qui avec Paul Baignères conçut la décoration de la salle de concert. Lors de son remontage à Rennes, le buffet de l’orgue des sacrés-coeurs a été repeint « couleur bois » mais les outrages du temps ont remis au jour ça et là les tons gris de Karbowski…
L’organiste Joseph Bonnet
Il figure parmi les amis du marquis de Polignac qui se sont produits au cours des soirées musicales de la rue Andrieux. Il nous a paru intéressant de retrouver quels étaient les liens entre les deux hommes.
Une composition de Joseph Bonnet -Berceuse n°6 de l’opus 10 / éditions Leduc– est dédiée au Marquis Melchior de Polignac ; elle a été publiée en 1913.
En 1917, Joseph Bonnet est envoyé aux Etats-Unis avec la Mission Tardieu dans le but de rehausser le prestige musical de la France.
Voici ce que l’Association Joseph Bonnet nous a précisé :
« En 1917, le Marquis de Polignac assiste à New-York à la réception donnée par William Carl le 29 janvier au Waldorf Astoria pour fêter l’arrivée de Bonnet aux Etats-Unis. Le 12 février il est à la table de Bonnet au banquet donné en son honneur par les anciens élèves de la Guilmant Organ School. Il est à ce moment là chargé de l’organisation des liens musicaux entre les Etats-Unis et la France sous les auspices de French American Comitee for Musical Art, « leader in the movement to introduce French art in this country ». En 1926, le lundi 18 octobre, Bonnet inaugure l’orgue du Marquis de Polignac à Reims, 64 Boulevard Henry-Vasnier. »
On apprend donc que Melchior fit également construire un orgue -environ 15 ans après celui de la rue Andrieux- dans le Château des Crayères, non loin de l’entrée de la Maison Pommery, place du Général Gouraud.
1917, c’est aussi l’année où Melchior épousa Nina Crosby, une citoyenne américaine. Le mariage fut célébré à New-York, le 24 octobre. Nous n’avons pas à ce jour trouvé d’information sur l’identité de l’organiste qui éventuellement accompagna la cérémonie religieuse…
De Reims à Rennes…
L’orgue qui occupe aujourd’hui la tribune de l’église des Sacrés-Coeurs n’est pas le premier. En effet, la Paroisse fondée vers 1908 s’était précédemment équipée d’un orgue d’occasion qu’elle fit restaurer par la maison Claus de Rennes. L’instrument fut inauguré le 25 mars 1925.
A l’issue d’une cérémonie, le 2 décembre 1944, un court-circuit dans le moteur de la soufflerie condamna l’instrument au silence.
Le chanoine Louvet, curé de la paroisse, reçu une offre en provenance de Reims. Il partit donc négocier l’achat d’un nouvel orgue… Une association « Les amis de l’Orgue des Sacrés-Coeurs de Rennes » fut créée (dans les années 1980 ?) Voici ce que l’on peut lire sur un de ses bulletins : [L’orgue du marquis Melchior de Polignac demeura dans la salle de musique de la rue Andrieux] « jusqu’en 1940 lorsque, au moment de l’invasion, les Allemands occupèrent le château et accordèrent vingt-quatre heures aux propriétaires pour faire démonter et enlever les orgues, ce qui fut fait. Après ce rapide démontage et un long séjour dans un immeuble qui fut d’ailleurs touché par les bombardements, M. le chanoine HESS, alors maître de chapelle de la cathédrale de Reims en fit l’acquisition.Mais ayant été déporté et de retour à Reims, le nouvel acquéreur dut songer à se séparer des orgues afin de se procurer des ressources pour relever les ruines de tous les immeubles qui abritaient ses oeuvres. »
C’est donc en décembre 1946 que l’orgue Mutin-Cavaillé-Coll devint rennais et la maison Gutschenritter de Paris lui redonna vie en mars 1947 pour une seconde carrière artistique et liturgique.
Carrière qui commença par une inauguration, le 29 février 1948, sous les doigts (et les pieds) du chanoine Fauchard, organiste de la cathédrale de Laval. Et qui continue encore aujourd’hui…